Saturday, May 01, 2010

Chère Karine


Mon amour,

Je me fais violence en t'écrivant ces quelques lignes. Chaque mot arrache à mon cœur meurtri une souffrance supplémentaire.

Tu le sais, les conditions de mon installation au pays des coureurs de bois sont précaires : logis modeste, maigre pitance et fréquentations douteuses. Tel est mon lot depuis soixante jours. N'eût été des quelques gestes de tendresse que tu as eus pour moi lors de ta dernière visite, nul doute que j'aurais péri dans d'atroces souffrances.

Pourtant, et en dépit de l'indigence extrême dans laquelle on me maintient, mes yeux horrifiés se sont attachés à la vue sinistre que m'offre l'unique fenêtre de mon cachot. Ces arbres crochus, qui ont vu mourir tant de braves hommes au bout d'une corde, interpellent mon regard. Ils me parlent d’une existence terrible, certes, mais ô combien vraie. Ainsi, chaque fois qu'un loup affamé rôde autour de ma cabane, je ressens l'appel de la forêt. Oui, sans doute cela explique-t-il la nature du mal qui m'afflige : je suis devenu une bête moi-aussi, comme eux, comme les autres. À force de combat désespérés et de luttes animales, ma peau (ici on dit couenne) a pris de l'épaisseur. Mes mains, naguères délicates et fragiles, sont caleuses et rudes. J’ai pris de l’étoffe.

Toutes ces raisons m’ont convaincu de rester ici, parmi les parias et les sauvages. Inutile de crier, de pleurer, de hurler, j'entends ta souffrance et je la ressens jusque dans ma chair. Mais la vie sophistiquée que j'ai connue en France ne sied plus à l'animal que je suis devenu. Sans ma ration quotidienne de bagarre, je deviendrais vite une menace pour mes semblables (quoique j'hésite à considérer l'espèce humaine comme mienne tant j'ai changé). Ces mots seront donc les derniers que je t'adresserai à titre d'enfant du Christ. Car si Dieu a fait l’homme à son image, il a dit à l’homme de dominer les bêtes. Une bête, voilà bien ce que je suis désormais. À partir de demain, j’abandonnerai mes biens et j'irai vivre dans les montagnes avec le reste de la meute : Mikael, Francis et Djief. Je sais les réserves que tu entretenais au sujet de ces impies, mais dans ce monde sans foi ni loi où seuls les plus forts survivent, la Croix n’offre guère de salut. Trop souvent, elle marque l’endroit où le chasseur a tendu son filet, l’arme au poing.

Quant à toi, ma chérie, continue ta vie, trouve un homme qui saura t'aimer (un peu) et oublie moi. Le Vincent que tu as connu n'existe plus. Il meurt avec les derniers mots de cette lettre.

Adieu.

V